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L'avenir de la neutralité du net : un marché libéré et des enjeux démocratiques en péril

La neutralité du net en péril aux Etats Unis
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C’est un principe fondateur du web tel que nous le connaissons. La neutralité du net garantit l’égalité de traitement de tous les flux de données sur le réseau sans discrimination. Pour l’utilisateur, cela signifie que l’accès à un site ne peut être bloqué ni même ralenti sauf décision judiciaire, attaque ou congestion du réseau. La neutralité assure l’accès à l’information et sa diffusion libre de manière non-discriminatoire, équitable et transparente.

Mettre fin à la neutralité du net pour libérer le marché

Une partie des acteurs du net se sent quelque peu flouée par ce principe : ce sont les fournisseurs d’accès internet (les FAI). En effet, ce sont eux qui garantissent l’accès des internautes aux services des producteurs de contenus. Or, certains d’entre eux sont accusés de profiter de la neutralité du net. Sont visés les mastodontes du web 2.0 comme Google ou Facebook. En effet, en raison du succès de leurs services, ils ont une consommation particulièrement gourmande de bande passante qui se fait aux frais des FAI. Par exemple, la plateforme de vidéo à la demande Netflix représentait en 2016 plus de 35 % du trafic internet aux heures de pointe. Une situation vécue comme injuste par les FAI qui estiment passer à côté des juteux profits générés par cette économie alors que c’est sur eux que reposent les investissements nécessaires au fonctionnement et à l’amélioration du réseau. Mais ce sentiment d’injustice sera bientôt de l’histoire ancienne.

Les FAI se sont trouvés un allié de poids avec le Président Donald Trump qui a placé à la tête du régulateur des télécoms américains, la FCC, Ajit Pai, en 2017. Celui-ci est un opposant historique à la neutralité du net. Et pour cause : Pai est l’ancien conseiller général de Verizon, une entreprise de télécommunication spécialisée dans les services mobile et un des principaux opérateurs américains. Une première digue avait sauté en mars dernier lorsque le Congrès avait annulé l’interdiction faite aux opérateurs de bloquer ou de ralentir l’accès aux contenus des sites de leur choix. Puis, au mois de novembre, Ajit Pai s’est attaqué au barrage en présentant une ordonnance remettant en cause les dispositions adoptées par l’administration Obama en 2015 qui garantissaient le respect de la neutralité du net par les FAI. Argument invoqué : le marché de l’accès internet doit être libre et non faussé par la régulation étatique. Les fournisseurs d’accès devraient pouvoir fixer les tarifs comme ils l’entendent ; les consommateurs devraient pouvoir s’y retrouver grâce au jeu de l’offre et de la demande. Le tout permettrait de relancer les investissements dans les réseaux et créer des emplois là où la politique d’Obama en a plutôt détruit selon Pai, même si une étude de l’association Free Press a relativisé cet argument.

Le vote du texte qui a lieu le 14 décembre à la FCC est quasiment assuré car la commission est à majorité républicaine. Une réaction du Congrès est improbable car il est aussi dominé par les républicains. De son côté, la population se sent peu concernée par ce débat technique qui lui semble loin de ses préoccupations quotidiennes.

Pourtant, il est fort probable que l’abrogation de la neutralité du net ait un impact sur l’internaute lambda. Les opérateurs américains comme Verizon, AT&T ou Comcast auront les coudées franches pour tailler des abonnements à la carte, privilégiant leurs services aux dépens d’autres. On peut imaginer qu’ils fassent payer le prix fort pour l’accès à certains services, ou du moins l’accès favorisée (avec une bonne vitesse de connexion). Tout est (presque) possible : augmentation de la vitesse de connexion pour certaines applications, mise en avant de contenus au détriment d’autres voire interdiction d’accéder à certains services ou sites, le tout à des tarifs adaptés à la situation. Autant dire que la facture risque d’être salée pour qui souhaite avoir une navigation optimisée.

La liberté d’expression menacée ?

La mobilisation contre la remise en cause de la neutralité du net est venue d’une coalition hétéroclite regroupant des défenseurs des libertés individuelles comme l’American Civil Liberties Union (ACLU) ou l’Electronic Frontier Foundation (EFF) et des entreprises du numérique comme Netflix, Pinterest, Spotify, Facebook ou encore Google. Au total, ce sont plus de 200 entités qui ont organisé une manifestation virtuelle le 12 juillet contre les velléités d’Ajit Pai.

Car les enjeux ne sont pas qu’économiques. Il en va de la liberté d’expression et du fondement même de la démocratie américaine. En laissant aux opérateurs le droit de discriminer l’accès aux contenus, seuls les producteurs proches de ces derniers ayant les moyens de payer l’utilisation de leurs « tuyaux » selon l’image consacrée auront le droit de cité.

Mais cet argument peut être retourné contre les géants du numérique, ce dont ne se prive pas Ajit Pai. Les produits de Google et Facebook sont-ils vraiment neutres ? Ces entreprises n’ont-elles pas aussi une politique de contenu ? Après tout, lorsqu’une start-up souhaite sortir une application sur smartphone, elle n’a le choix qu’entre deux stores : celui de Google et celui d’Apple. Or, les deux doivent donner leur autorisation préalable. N’est-ce pas là un frein à l’innovation ? Ne conviendrait-il alors pas de stimuler la concurrence ?

Et nous alors ?

A priori, la fin de la neutralité du net aux États-Unis a peu de chances d’avoir un impact en Europe et en France, au moins dans un premier temps. En 2015, le Parlement européen a adopté un règlement qui introduit dans le droit de l’Union européenne le principe de la neutralité du net, même si pour une association comme la Quadrature du Net des progrès restent à faire.

D’ailleurs, ce cadre juridique n’est pas incompatible avec le « zero rating ». Celle-ci consiste à offrir un accès illimité à un service particulier en plus de votre forfait limité en données. Cette pratique reste admise tant qu’elle n’avantage pas un service. Pourtant, elle semble parfois flirter avec la remise en cause de la neutralité du net. Ainsi, au Portugal, le FAI historique propose, en plus des forfaits, des packs payants proposant des services spécifiques comme l’accès favorisé aux réseaux sociaux. Pour l’instant, le régulateur portugais ne s’est pas prononcé.

Il est possible que la politique de l’administration américaine produise un effet d’aubaine en faveur de l’Europe qui se positionnerait alors comme un continent ayant une vision claire, précise et à long terme de ce que doit être internet, garantissant sa neutralité et la vie privée des internautes. Mais certains font entendre un autre son de cloche. L’actuel directeur d’Orange Stéphane Richard considère qu’un internet à plusieurs vitesses est une « obligation » en raison du développement de l’internet des objets qui nécessitera des internets particuliers. De son côté le directeur de l’ARCEP (l’Autorité de Régulation des Communications Électroniques et des Postes en France) entrevoit un futur où le modèle du Kindle (la liseuse d’Amazon qui ne donne accès qu’au catalogue de la plateforme de vente en ligne) se généraliserait.

D’ailleurs, il est loin d’être exclu que les GAFA aient leur mot à dire en la matière. Ils pourraient être les opérateurs de demain. Facebook s’est déjà prêté à l’exercice en proposant l’accès internet mobile gratuit en Inde. Problème : seuls les produits et les services du réseau social étaient disponibles. Résultat : le régulateur indien des télécoms a interdit ce type d’offre.

Au nom de la neutralité du net.

Article rédigé par Thierry Randretsa

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