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L'éclatement du web : vers un "splinternet" inquiétant

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Le web tel qu’on l’a connu ne sera bientôt plus. Telle est la prédiction des oiseaux de mauvais augure. Car oui, cette évolution serait inquiétante. Quelle est-elle ? L’idée fondatrice selon laquelle Internet offrirait une expérience unifiée à travers le monde est en perte de vitesse. Autrement dit, il n’y aurait plus un Internet mais des Internets : c’est le splinternet, de « splintering » qui signifie « éclatement » en anglais. On parle également de cyber balkanisation en référence au processus de fragmentation des États de cette partie de l’Europe dans les années 1990. Pour bien saisir le phénomène, il convient d’opérer une brève mise en perspective.

 

Web et mondialisation

Si l’origine d’Internet remonte aux années 70 (avec le réseau américain Arpanet), sa démocratisation a lieu dans les années 90 suite à l’invention du web en 1991 par Tim Berners-Lee. Elle est indissociable du contexte de l’époque : celle du « nouvel ordre mondial » (le Président Georges H. Bush) succédant à la période d’affrontements et de tensions (y compris nucléaires) qu’a été la Guerre Froide. C’est l’ère de la « mondialisation heureuse », de la « fin de l’Histoire » et de la « fin de l’Homme » dont l’horizon indépassable était la « démocratie de marché » (Francis Fukuyama) et le respect des droits humains.

Le web est l’illustration de cette globalisation mettant en contact les individus pour le meilleur et rejetant les États synonymes de nationalisme et de guerre comme l’a montré le XXème siècle. Rien de tel que de citer le début de la Déclaration d’indépendance du Cyberespace de John P. Barlow (1996) pour comprendre cet état d’esprit :

« Gouvernements du monde industriel, vous géants fatigués de chair et d’acier, je viens du Cyberespace, le nouveau domicile de l’esprit. Au nom du futur, je vous demande à vous du passé de nous laisser tranquilles. Vous n’êtes pas les bienvenus parmi nous. Vous n’avez pas de souveraineté où nous nous rassemblons ».

 La revanche des États

L’assurance et l’audace avec lesquelles Barlow s’exprime peuvent prêter à sourire. Car les États ont fait leur retour. L’unipolarité a laissé la place au multilatéralisme. Le souverainisme, que ce soit sous sa forme “light” (démondialisation) ou “hard” (isolationnisme, nationalisme) a gagné le coeur et l’esprit des populations.

Dorénavant, les gouvernements ont de la « souveraineté là où nous nous rassemblons ».
Partout dans le monde, des barrières sont érigées afin de prévenir les ingérences extérieurs ce que n’ont pas arrangé les révélations de l’ex-agent de l’Agence Nationale de Sécurité (NSA) américaine Edward Snowden sur l’ampleur de la surveillance de masse pratiquée par les États-Unis.

De la « Grande Muraille numérique » de Chine aux coupures d’Internet en Égypte, au Congo ou au Cameroun, en passant par l’établissement d’une liste noire de sites bloqués en Russie, la généralisation du filtrage en Arabie Saoudite, en Thaïlande, en Iran et en Turquie, le tri des contenus en Inde ou les velléités brésiliennes d’hébergement local, aucun continent n’est épargné. Les États-Unis et l’Europe ne sont pas en reste avec les dérives des législations contre le piratage ou le terrorisme et leurs atteintes aux libertés individuelles. Plus généralement, on note une volonté des États d’adapter le web à leur législation, au mépris de la liberté d’expression. D’aucuns parlent même de « course juridique aux armements”.

Le rôle des grandes sociétés

Le splinternet est également le fait des grandes sociétés. En premier lieu, parce qu’elles peuvent être amenées à collaborer avec les États comme l’a démontré l’affaire Prism. Le Bureau Fédéral d’Investigation (FBI) et la NSA ont pu accéder aux serveurs de Microsoft, Facebook et Yahoo (entre autres) pour surveiller l’activité de personnes à l’étranger.

En second lieu, parce qu’elles sont parties prenantes de cette fragmentation. Désormais, les utilisateurs ne surfent plus sur le web. Ils sont « enfermés » dans telle ou telle plateforme de réseau social, de partage de vidéo…. Ils sont obligés d’employer un produit spécifique ou un OS précis pour bénéficier de certains services. Loin de contribuer à l’unification du web, cette tendance penche plutôt vers sa « communautarisation ».

Et les individus ?

De même, les individus participent à cette « tribalisation ». Sur les blogs, les forums ou les réseaux, on se regroupe par affinité. Que ce soit pour le sport, l’art, la religion, la politique, on pratique l’entre-soi. Des études ont démontré la théorie de la « bulle de filtre » selon laquelle, sur internet, on est exposé uniquement aux informations avec lesquelles on est d’accord. Comme ça, on a raison. On est conforté dans ses positions. Et gare aux tentatives de dialogues transversaux qui peuvent déclencher des réactions violentes et du bad buzz alimenté par une meute de trolls.

Au final, que conclure de cette tendance ? Au niveau individuel, on peut se demander si elle n’est pas inhérente au web. Ainsi, cinq ans après la Déclaration de John Barlow, Clyde Wayne Crews Jr., directeur des études de technologie au Cato Institute plaidait déjà pour des « splinternets » à savoir des « internets parallèles qui fonctionneraient comme des univers distincts, privés et autonomes ». « Les gens veulent-ils vraiment être connecté à tout le monde ? Je ne le pense pas ? », affirmait-il dans un édito au magazine Forbes. Fondamentalement, ils veulent être connectés aux personnes comme eux ». Au niveau international, la situation appelle à une régulation qui semble improbable tant les intérêts de part et d’autre sont divergents. L’Europe pourrait avoir un rôle à jouer dans l’émergence d’un Internet décentralisé érigé en bien commun. Encore faut-il qu’elle en ait la volonté.

  Article rédigé par Thierry Randretsa

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