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Dans les coulisses de la désinformation : la machine bien huilée des fake news aux Philippines

Etude sur les fake news
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Les fake news, tout le monde en parle mais peu savent vraiment de quoi il en retourne. C’est tout le mérite de l’étude de Jonathan Corpus Ong et Jason Vincent A. Cabañes intitulée « Architectes de la désinformation en réseau » et sous-titrée « dans les coulisses de la production de fausses nouvelles et de comptes de trolls aux Philippines ». Respectivement Professeur associé à l’Université du Massachusetts et Maître de Conférence à l’Université de Leeds, Ong et Cabañes se penchent sur un cas d’école, les Philippines, dans lesquels les fausses nouvelles ont été érigées en une machine particulièrement bien huilée pendant les campagnes électorales.

Les fakes news : une affaire de professionnels


Là où on a peut-être tendance à voir derrière la diffusion de fausses nouvelles des groupes de trolls et de partisans disparates et vaguement organisés, le rapport dévoile un système avec ses groupes d’experts, sa hiérarchie et ses techniques empruntées au monde de la publicité, le tout sans aucune barrière éthique. Autrement dit, les fakes news, c’est sérieux : c’est une affaire de professionnels. Et ça marche. En effet, ce type de campagne a contribué à la victoire du Président Philippin Rodrigo Duterte aux élections présidentielles de 2016. De manière générale, il est devenu incontournable dans les échéances électorales nationales et locales.

Initialement consacrée aux conditions de travail et à l’identité des travailleurs du numérique impliqués dans la production de la désinformation aux Philippines, l’étude d’Ong et Cabañes s’est orientée vers l’infrastructure de travail derrière la production de fake news dans la politique nationale. Les auteurs se gardent de tout jugement moral. Ils dépeignent un tableau clinique sur la base d’une vingtaine d’interviews effectuées auprès d’ « architectes de l’information », plus un travail d’observation de différentes campagnes numériques sur les réseaux sociaux et un accès à des faux comptes via des mots de passe partagés par des informateurs.

Par ailleurs, il est bon de rappeler que les Philippines n’ont pas le monopole de la production de fausses nouvelles, loin de là. Par exemple, lors des dernières élections américaines, la Macédoine a été la base arrière de sites d’information diffusant du contenu sensationnaliste ou faux pour faire du clickbait au profit des soutiens de Donald Trump. Les personnes impliquées n’étaient pas du tout motivées par des fins idéologiques. Elles se fichaient éperdument du résultat des élections présidentielles américaines : tout ce qui leur importait était de gagner de l’argent. En outre, émettre un jugement moral peut être contre-productif, les acteurs étant conscient du système dans lequel ils évoluent. D’ailleurs, il n’existe pas de solution miracle qui mettrait fin à ces pratiques d’un coup de baguette magique. Si les efforts de vérification des faits (fact-checking) et les entreprises de « naming and shaming » (inscription sur des listes noires) peuvent être bien intentionnés, ces actions ne s'attaquent pas aux causes sous-jacentes de la désinformation que sont structures de travail professionnalisées et institutionnalisées et les incitations financières qui normalisent et récompensent le travail des trolls. Toutefois, cela n’empêche pas Ong et Cabañes d’émettre un certain nombre de recommandations pour faire évoluer les choses dans le bon sens.

Les stratèges


Comment fonctionne ce fameux système de production de fausses nouvelles philippins ? Tout d’abord, il convient de commencer par une précision d’ordre terminologique. Les auteurs de l’étude parlent de « désinformation en réseau ». Ils la définissent comme la « production organisée de la tromperie politique qui répartit les responsabilités entre des groupes divers et faiblement interconnectés de travailleurs numériques hiérarchisés ».

Cette production est dirigée par des stratèges des relations publiques et des professionnels de la publicité. En contact direct avec les clients politiques, leur rôle est de gérer l'ensemble du projet avec la définition d’un budget de la campagne et la rédaction d’un plan de communication. Ils se chargent également de recruter une équipe d’influenceurs et de faux opérateurs de compte destinés à exécuter la campagne.

Ces stratèges sont généralement d’anciens journalistes de la presse écrite ou audiovisuelle reconvertis en directeurs d’agence de publicité ou de relations publiques. Réputés mondialement pour leur campagne en faveur de marques ou de célébrités, ils se sont lancés dans la politique par goût du défi tout en voyant un moyen de tirer parti de leur réseau. Ils se voient d’ailleurs comme des « disrupteurs » bousculant les hiérarchies sociales en place et le marketing politique.

S’ils savent utiliser la technologie numérique (ils gèrent eux-mêmes plusieurs faux comptes), ils sont inquiets de l’emploi de certaines techniques comme celle des bots automatisés. « Ils sont comme les marcheurs blancs dans Game Of Thrones », s’exclame l’un d’eux aux auteurs du rapport. « Ils sont stupides (...) et faciles à tuer. Ils ne peuvent pas inspirer de l’engagement ».

Le rôles des influenceurs


Après les stratèges, suivent les influenceurs numériques anonymes et les leaders d’opinion. Leur fonction est de gérer un ou plusieurs comptes anonymes de 50 000 abonnés ou plus sur Twitter et Facebook. En temps normal, ces pages publient régulièrement du contenu humoristique, inspirant ou orienté people et pop culture. Pendant les campagnes, elles sont « activées » pour promouvoir des hashtags ou des « memes » favorables à leurs clients, qu’ils soient politiques ou non. Les administrateurs de ces pages sont anonymes pour leurs abonnés. Leur travail relève de la sous-traitance pour les stratèges en publicité et relations publiques. Ils sont souvent payés en fonction de la portée et de l'engagement qu'ils produisent pour une campagne.

Ce sont principalement des freelances qui travaillent dans la programmation informatique et le référencement SEO. En tant que membres de la classe moyenne précaire et entrepreneuriale, ils voient dans la désinformation en réseau une opportunité économique. Cela n’exclut pas pour autant un alignement avec les politiques qu’ils servent même s’il relève plus de l’admiration de fan que de l’idéologie.

Les opérateurs de faux comptes


Au bas de l’échelle, on trouve des travailleurs précaires de la classe moyenne qui opèrent de faux comptes communautaires. Employés en sous-traitance par les stratèges de la publicité et des relations publiques ou par l’ « état-major » des politiques, ils sont chargés d'amplifier les messages des personnes influentes. Pour ce faire, ils publient du contenu écrit ou visuel conçu en amont par les stratèges. Ils amplifient leurs messages clés ainsi que ceux des influenceurs à travers des « likes » et des partages créant ainsi des « illusions d’engagement » qui poussent les vrais supporters à faire de même. Ils doivent publier un certain nombre de contenus et de commentaires prescrits à l’avance dans des groupes Facebook, des nouveaux sites ou sur des sites politiques rivaux. À ce titre, s’ils publient en général du contenu positif favorable à leur client, ils ne rechignent pas aux attaques contre les opposants.

Jeunes diplômés et travaillant dans des centres d’appel, ils se retrouvent soit employés dans l’équipe du candidat politique, soit travailleurs indépendants en ligne.

Précision : dans leur investigation ethnographique, Jonathan Corpus Ong et Jason Vincent A. Cabañes ont découvert que nombre d’opérateurs de faux comptes et d’influenceurs anonymes sont gays et transgenres. Ces derniers sont notamment réputés maîtriser les références de la pop culture et avoir une discipline de mobilisation des partisans prompte à engendrer des campagnes efficaces sur les réseaux sociaux. Ils mettent à profit leur maîtrise des « codes du genre » pour élaborer des personas numériques adaptés selon les objectifs des campagnes.

Collégialités compétitives


Pour décrire les relations entre ces différents « architectes de la désinformation », les auteurs de l’étude recourt au concept de collégialité compétitive. Animé par des intérêts divergents, ils sont contraints de collaborer aussi bien pour mener la campagne à son terme que pour leur propre intérêt. Pour bien comprendre, il convient de revenir sur l’objectif de la désinformation en réseau.

Le trolling et les fake news sont la continuité de logiques et de processus existants dans le marketing politique. Le principal objectif du marketing politique contemporain est de créer une image de marque qui résonne et d’inspirer les supporters à faire une grande partie du travail promotionnel eux-mêmes, plutôt que de tenter de diriger le travail de façon verticale.

Ainsi, il s’agit de déclencher un soutien au niveau de la base et d'exploiter le zèle passionné des "vrais" partisans politiques sur les médias sociaux. Mais pour parvenir à un message émotionnellement percutant et à une image de marque authentique qui susciterait un soutien populaire, les architectes en chef de la désinformation doivent collaborer avec des personnes influentes qui maîtrisent les codes de la communication sur les réseaux sociaux. Les stratèges et les influenceurs mobilisent ensuite le soutien des opérateurs de faux comptes communautaires pour donner de l'élan et de l'énergie à une campagne et créer ainsi des "illusions d'engagement". Ensuite, des intermédiaires locaux non rémunérés et de "vrais" partisans amplifient les messages de campagne par le biais de partages et de likes.

Dans la réalité, le fonctionnement est loin d’être fluide car tous ces acteurs ont des intérêts divergents. Ceux qui sont en haut de la hiérarchie veulent maintenir leur position alors qui ceux qui sont en bas aspirent à plus de mobilité. En même temps, ils sont obligés de collaborer. Les stratèges ont besoin du savoir-faire des influenceurs. Ces derniers et les opérateurs de faux comptes ont besoin des architectes en chef pour leur fournir du travail, accéder à de nouveaux projets grâce à leurs réseaux. Ces logiques d’intérêts mutuels et divergents sont au cœur de la collégialité compétitive.

Sur ce point, il faut mentionner que les stratèges savent manier la carotte des rémunérations et autres cadeaux pour stimuler la compétition entre les influenceurs. Celle-ci est féroce et les opérateurs n’hésitent pas se pirater entre eux dans la course aux followers. Cette concurrence effrénée est caractéristique du milieu des freelances dans la publicité, décrit par la littérature grise comme étant un « Ouest sauvage ».

Interactivité contrôlée vs viralité volatile


Sauf que cette surenchère est à l’origine de conséquences imprévisibles. C’est ce qu’on appelle la viralité volatile. Elle nécessite de comprendre les techniques employées par les opérateurs de faux comptes. Rappelons que ceux-ci interagissent avec les intermédiaires populaires et les vrais supporters. Il s’agit de traduire le plan de campagne élaboré par les stratèges en publications pour médias sociaux susceptibles d’enflammer le zèle des supporters. Création de hashtags tendances, « brouillage de signal » afin d’empêcher le succès d’un mot-dièse adverse, positive branding pour pousser la marque personnelle de son client, font partie de la panoplie de tous bons opérateurs qui se respectent.

Il y a aussi les « opérations clandestines numériques » (« Digital Black Ops »). Elles consistent à intensifier les attaques contre la marque personnelle d’un client adverse. À ce jeu, tous les coups sont permis. Qu’il s’agisse de saper la réputation, répandre des rumeurs ou faire des allusions, il ne faut pas hésiter à se salir les mains quitte à faire dans le graveleux ou le révisionnisme historique (par exemple, pour réhabiliter un politique à l’héritage controversé). C’est ici que s’exprime le concept de viralité volatile : les effets d’une campagne de désinformation emporte des conséquences imprévisibles en raison de sa logique de surenchère. Elles vont à l’encontre de la notion d’interactivité contrôlée selon laquelle la campagne doit suivre un chemin tout tracé, de son élaboration dans le plan à son exécution par les opérateurs. Dans la réalité, elle dérape car, non content de faire de la désinformation, elle exploite les plus bas instincts de la population poussée à exprimer des opinions racistes et misogynes. Le populisme le plus outrancier va de pair avec ces campagnes de désinformation qui ont pour conséquences de miner le débat politique et de cliver la société. À ce jeu, les architectes de la désinformation ne sont pas dupes. Mais personne n’assume sa responsabilité, même si certaines opérateurs rencontrés par les auteurs regrettent leur travail par la suite.

Au final, Ong et Cabañes formulent des recommandations que pourraient adopter les différentes acteurs en lice. Moralisation du secteur des relations publiques, amélioration des conditions de travail des opérateurs, transparence des campagnes politiques, participation accrue de la société civile, inciter les médias à plus de rigueur dans le traitement de l’information, font partie des pistes que les auteurs de l’étude invitent à explorer.


Article rédigé par Thierry Randretsa

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